Qui n'a pas été comme percuté par le choc esthétique d'une œuvre d'art n'a sans doute pas encore vécu la plénitude liée à la contemplation d'une image (ou d'une photo, ou de toute forme de création artistique). Mais le choc est-il seulement esthétique ? Qu'est-ce qui peut bien se cacher derrière le plaisir puissant que l'on peut avoir à regarder un ensemble de formes et de couleurs* ?
IKB 191 (1962) Yves Klein |
Vous est-il déjà arrivé d'être comme scotché, ou littéralement aspiré par une œuvre
d'art ? Une peinture, une image ou une musique ? Vous tombez dessus par hasard,
en déambulant
dans un musée,
en passant devant la vitrine d'une galerie ou d'un commerce ; ou alors le son
d'une musique vous arrive aux oreilles au moment où vous vous y attendez le moins. Et là, vous vous
immobilisez, les sens en alertes, le temps suspendu et vous regardez (ou écoutez). Une partie
de vous-même
se laisse emporter, flottant entre ici et nulle part pendant que votre cerveau
analytique hurle son désaccord
dans la mesure où il
n'a pas d'explication rationnelle au phénomène.
Ce choc, bien plus qu'esthétique,
est sans doute la première
prise de conscience de la profondeur et de la puissance d'une œuvre
d'art.
Le bleu de Klein exposé
au Moma de New-York est un bon exemple. Un bleu, peint sur un rectangle,
occupant tout l'espace du support. Et c'est tout. La première idée qui vient à l'esprit du
cerveau analytique est "Un enfant pourrait faire ça ! C'est juste du bleu!"
Ben non. Certes, c'est "juste du bleu", mais quel bleu
! Et quelle matière
! Une conjonction de couleur et de tessiture qui plonge le spectateur dans
l'infini.
Qu'est-ce qui fait que cette alchimie fonctionne ? La réponse n'est pas
simple à trouver,
mais le fait est qu'elle fonctionne. (D'ailleurs, le marché de l'art ne s'y
est pas trompé,
le bleu IKB 234 ayant été vendu $ 2 770 500en 2008 par Christies).
Ce monochrome exposé
au Moma est celui de 1961, l'un des 194 monochromes d'Yves Klein. A sa
base, le fameux composé
IKB (International Klein Blue**). Par l'utilisation exclusive de la
couleur et de la matière,
Yves Klein tente de faire toucher le spectateur au sensible, à l'invisible, de
l'amener à des
dimensions non perceptibles.
Longtemps avant lui (en 1910) Kandinsky repère déjà que "plus le
bleu est profond, plus il attire l'homme vers l'infini et éveille en lui la
nostalgie du pur et de l'ultime suprasensible"***
"Jamais par la ligne, on n’a
pu créer dans
la peinture une quatrième,
cinquième ou
une quelconque autre dimension ; seule la couleur peut tenter de réussir cet
exploit", dit-il (2).
Il privilégie
le bleu, dont il dit qu'il n'a pas de dimension, qu'il est
"hors-dimension" et en ce sens la couleur la plus abstraite. Grandi
entre un père
peintre figuratif et une mère
peintre, figure internationale de l'abstraction, il voit que c'est aussi la
couleur de la vie (la mer, l'océan)
et de l'infini (le ciel).
Contemporain d'Einstein, Yves Klein a-t-il conscience qu'il préfigure une des découvertes majeures
de l'astrophysique de la fin du XXe siècle
(1) ?
Il est plus probable qu'il poursuive par la créativité une quête d'ordre plus
spirituelle, commencée
avec l'aventure du voyage, par l'observation de la nature (la contemplation du
ciel) et par l'une de ses premières
expériences de
l'espace spirituel par l'intermédiaire
du judo, qu'il pratique à
très
haut niveau, au Japon.
Lorsque Takashi Murakami enchante la galerie Perrotin avec son
exposition hommage à Yves
Klein en 2012 (3), il met en lumière
sa proximité avec
le peintre français.
«Je
pense que l’on
s’accorderait à dire que la
couleur est l’un
des éléments les plus
importants de mon travail et quand on observe la vie de Yves Klein, la raison
devient éclatante,
palpable. La couleur est comme le boudhisme Zen au Japon, un outil qui peut
instantanément
guider chacun vers un monde extérieur
à soi, qui nous
échappe.
J’aimerais dédicacer cette exposition à l’artiste qui a le
plus passionnément
poursuivi cette quête
de la couleur – Yves Klein.»
Takashi Murakami
Cette recherche d'accès
à l'infini,
qu'elle soit traduite dans les mondes subtils de Murakami ou dans le dépouillement des
monochromes de Klein, a un effet direct sur l'observateur. Cet effet est
difficilement descriptible. Apaisement ? Contemplation ? Méditation ?
Flottement ? Créativité ?
Joie ? Plénitude
? Ressourcement ? Paix ?
L'impact de l'image varie selon le moment, l'œuvre
contemplée,
l'humeur, voire l'état
d'âme de
l'observateur. Si l'on se réfère aux 5 sens
traditionnels de perception, on pourrait trouver un effet similaire dans la
musique.
De nombreuses études
ont été conduites sur les effets de la lumière,
de la couleur, de la musique et des sons sur l'humain. De nombreuses
corporations intègrent
l'art dans leur activité,
en particulier dans les pays nordiques ou anglo-saxons. Il est de plus en plus
fréquent de
voir des œuvres d'art accrochées
aux murs des cabinets de médecins,
dentistes, thérapeutes
; avocats, agents immobiliers ou notaires. Les premiers constatent les effets bénéfiques sur
l'ambiance du lieu et les seconds équilibrent
ainsi une journée
ancrée dans
les actions rationnelles. Les effets sont difficilement descriptibles mais bien
réels.
La découverte
est de nature empirique. Aucune recherche n'existe sur l'énergie diffusée par une œuvre
dans le lieu où elle
se situe et vers son observateur. Sans doute celle-ci est-elle de même nature que l'énergie sombre (1),
imperceptible à nos
5 sens. Mais nulle doute, on peut la ressentir.
Cette énergie
(4), difficile à décrire, encore plus à démontrer, est bel et
bien réelle,
dans la mesure où elle
est vécue.
Émane-t-elle de toutes les œuvres ? C'est une vaste question sur
laquelle nous aurons l'occasion de revenir.
En tout cas, nous pouvons déjà conclure que le
rapport entre un observateur (admirateur) et une œuvre peut aller bien au-delà d'un simple
plaisir esthétique,
d'une volonté de
marché (5),
d'un art de la décoration.
Cette énergie,
qui traverse l'artiste (que l'on retrouve parfois sous les mots de "trait
de génie"
ou "talent") émane
de loin, très
loin, dissolvant l'ego de l'artiste au passage et utilisant la création comme
support.
C'est elle qui, dans un ensemble qui nous dépasse,
transcende le temps, l'espace, l'histoire (de l'observateur comme de l'humanité).
Dans cette perspective, l'artiste, l'œuvre,
n'en sont au final que les conducteurs. Et lorsqu'une œuvre
d'art fait acte de ce passage, alors elle est universelle.
C'est ce que déjà (en 1910), Vassily
Kandinsky ébauchait
dans son essai "Du spirituel dans l'art et dans la peinture en
particulier".
Et c'est sans doute ce qu'avait perçu celui qui signait "Yves le
monochrome".
*le noir comme le blanc étant
ici considérés comme des
couleurs.
** l'IKB, déposé à l'INPI en 1960,
est une pâte
originale qui fixe le bleu outremer.
(1) Les
dernières théories décrivent l'universcomposé de 95%de matièredite sombre, inaccessible à
notre perception.
*** Du spirituel dans l'art et dans la peinture en
particulier. Vassily Kandinsky, 1910.
(2) "Sur la monochromie", Yves Klein, Paris, 1983,
(3) L'artiste japonais, Docteur en peinture Nihonga de l’Université des Arts de Tokyo
est le roi de la conjonction entre art traditionnel japonais, estampe, ukiyo-e
- monde flottant-, et techniques modernes, le tout largement inspiré du monde manga et
kawai.
(4) Utilisée
comme outil par des thérapeutes,
notamment ceux pratiquant l'art thérapie,
comme par les moines tibétains
traçant leur
art éphémère.
(5) Voir les posts qu'est-ce que l'art contemporain ? Quelle
est la différence
entre monde de l'art et marché
de l'art ?