Art contemporain, l'anthropocentrisme remis au (mauvais) goût du jour.

Sorti des presses en février 2016, le livre La valeur de l'art contemporain pose la question de la valeur des œuvres de ce courant artistique. Ce petit essai court, perspicace et brillant fait partie des "must read" (à lire absolument) actuels pour qui veut aiguiser son regard sur l'art contemporain et en comprendre les rouages profonds.

Les auteures (1) partent d'un constat : au fil du temps depuis les années 1960 (2), "ce sont désormais les artistes et leur démarche que le monde et le marché de l'art évaluent, bien au-delà du produit fini que représentent leurs créations parfois éphémères" et "ce ne sont plus des normes esthétiques établies qui sont au coeur des processus d'évaluation économique et artistique, mais l'ensemble des acteurs du monde de l'art (galeristes, collectionneurs, critiques, artistes, administrateurs, conservateurs, commissaires, etc.). L'essor du marché de l'art a ainsi rendu plus complexe le lien entre valeur marchande et valeur artistique, et le décrochage entre ces deux valeurs semble être l'une des nouvelles caractéristiques de l'art contemporain".

Alors, c'est simple, ce constat décrit une situation qui porte un nom dans l'histoire des sciences : l'anthropocentrisme. Cette vision du monde initiée par Aristote, qui considère l'homme comme le centre de l'univers a dû attendre l'époque de Galilée, Copernic, Tycho Brahe et autres lumières des époques lointaines pour être balayée par la démonstration que la Terre n'est pas au centre de l'univers et que par conséquent l'homme ne l'est pas non plus...

Nous le voyons régulièrement dans ce blog, l'art contemporain prend ses racines dans la première moitié du XXe siècle et a été principalement initié, créé et promu par les États-Unis.

Dans ce contexte, la France se remarque et se démarque dans sa conception culturelle de l'art par son hermétisme à la nouveauté. Cette résistance au changement et aux évolutions se retrouve dans de maints aspects de la culture hexagonale et on peut citer entre autres l'épisode incroyable rapporté par les auteures du livre qui décrivent le contexte de l'arrivée de l'art américain sur la scène européenne et son accueil par les français : y est reporté un fort ressentiment (des français), en particulier des critiques et galeristes de l'époque qui n'hésitent pas à interpeler les plus grands artistes avec une harangue incroyablement brutale lors de la consécration du peintre américain Robert Rauschenberg et sa remise du lion d'or à la biennale de Venise en 1964 : "Il y a des jours sombres dans l'histoire de la conscience humaine" (rien que ça !) (...) "Picasso, Max Ernst, Miro, Chagall (...) défendez-nous des barbares" (3).

Bien sûr, tout oppose deux cultures aux antipodes, celle de la tradition, de l'histoire, du jacobinisme avéré (la France) et celle du tout libéral et de la liberté commerciale inscrite comme valeur fondamentale de la constitution. La résistance au changement, c'est à dire au mouvement de la vie, est rarement productive. Les États-Unis, pragmatiques, n'ont eu que faire de l'accueil froid du "vieux pays", et se sont imposés très rapidement comme le centre de tous les marchés de l'art de la planète (4).

On connait le résultat : l'incommensurable concentration actuelle du marché de l'art contemporain : les 100 artistes les plus "banckable" ont généré 1 milliard d'euros en 2014 vs 102 millions en 2004 grâce à la spéculation et à l'hyper médiatisation (1). Et... pas un seul artiste français dans la liste.

Donc, nulle surprise quand les auteures de La valeur de l'art contemporain citent la galeriste Nathalie Obadia mettant en lumière le fait que le gros problème des artistes français est la reconnaissance au niveau international alors qu'il sont dans le système le plus soutenu par l’état, par rapport aux anglais ou aux allemands, par exemple. Qui sème la méfiance, récolte...

Penchons-nous un peu sur ce système où l'artiste ayant le plus grand nombre de points proportionnellement à ses représentations et au nombre d'articles qu'il a suscités est considéré comme celui ayant la plus grande qualité artistique.

Les mécanismes de la valeur de l'art contemporain : quand l'art a perdu son âme.


Nous avons déjà eu l'occasion de voir comment le marché de l'art contemporain s'auto-entretient par un jeu d'acteurs très avertis. Penchons-nous un peu plus précisément sur les 3 mécanismes qui sous-tendent ces processus de fixation du prix des œuvres d'art contemporain (5).

La clé esthétique 

C'est maintenant bien connu, la valeur esthétique de l’œuvre d'art va être directement proportionnelle au poids médiatique de son auteur. C'est ce que l'on pourrait appeler l'effet tam-tam ; ce qui va contribuer à inciter les acheteurs à débourser parfois (souvent) plus que ce que l'on pourrait exiger pour l'oeuvre si on restait dans les canons académiques de l'esthétique des siècles précédents. Dans cette partie s'inscrivent les habitudes d'enchérir de manière coordonnée lors des ventes aux enchères pour maintenir artificiellement la cote d'un artiste à niveau. Ce qui nous amène à la seconde clé.

La clé sociale

Ou plus précisément celle de la distinction sociale. Un collectionneur qui demande (heu, pardon, qui autorise) que l'on révèle son nom en tant qu'acquéreur d'une œuvre de plusieurs dizaines de millions aux enchères expose sa puissance et sa richesse au monde. Dans cette perspective (celle de l'affirmation de la puissance sociale), les ventes aux enchères sont maîtres en savoir-faire pour tirer le meilleur profit de la situation. Ce qui est bon pour la cote de l'artiste... et pour une tendance inflationniste...

La clé financière

Cette clé est celle de la motivation de gain à court terme et de son corrélât, la spéculation. De nombreuses techniques spéculatives existent sur le marché de l'art pour des plus-values à court terme et, en période de crise, l'art est de plus une valeur refuge, comme l'immobilier. Évidemment, ces techniques conduisent inéluctablement à une bulle spéculative

Si l'on ajoute à cela l'opacité structurelle du marché de l'art (subjectivité des valeurs des œuvres, coté aléatoire des cotes des artistes), les nombreux scandales qui jalonnent son actualités et les affaires récurrentes d'escroquerie, on aboutit à un mélange explosif : tous les ingrédients réunis d'une magnifique bulle vouée à l'éclatement. Ingrédients qui d'ailleurs convergent avec de nombreux signaux du marché actuel sur lesquels nous allons avoir l'opportunité de revenir.

Mais il ne faut pas en déduire que tout le monde de l'art cautionne ou participe volontairement à cette grande lessiveuse à art qu'est devenu le marché de l'art contemporain. Et c'est là la finesse du livre La valeur de l'art, qui met en exergue un autre aspect de ce marché par des entretiens avec l'historienne de l'art Anne Martin-Fugier : le monde de l'art comprend aussi des passionnés, des collectionneurs peu fortunés qui n'hésitent pas à s'endetter pour assouvir leur soif d'art, des galeristes consciencieux, au sens premier du terme, qui jouent pour certains toujours leur rôle de repérage et de découverte de nouveauté, des artistes qui "rament" pour vivre de leur art, croulent sous les charges et l'impératif de se faire connaitre. 

Bref, un monde d'aventuriers plutôt qu'un monde spéculatif. Vous l'aurez compris à la lecture de ce blog, c'est ce monde-là avec lequel nous nous sentons le plus en affinité. Et d'ailleurs, la lecture de ce petit livre percutant est l'occasion d'affirmer une fois de plus un parti pris clair de ce blog pour la mise en lumière d'un monde de l'art éthique, qui s'intéresse réellement à l’œuvre plutôt qu'à la cote de son auteur et qui ne reste pas cantonné à une vue à travers le prisme étroit de la pure marchandise.

Si les anglo-saxons ont su pousser à son paroxysme le jeu de la déconnexion de la valeur esthétique d'une œuvre à sa valeur marchande avérée, l'approche visant à payer une œuvre d'art en fonction de la reconnaissance de son auteur remonte au XIXe siècle selon une bonne vieillie tradition française de "reconnaissance par le monde académique". L'historienne Anne Martin-Fugier cite par exemple la différence de traitement marquante entre deux artistes de notoriété équivalente, Ingres et Delacroix, le premier ayant par ailleurs reçu le prix de Rome et étant proche du pouvoir politique, contrairement au second. 

Autrement dit, le décrochage entre la valeur marchande d'une œuvre d'art et sa puissance esthétique, symbolique ou même conceptuelle, trouve au final ses racines avant le XXe siècle. C'est dire si, comme l'anthropocentrisme, c'est une vision du monde dépassée.



Si vous avez un livre à paraitre, faites-nous en part ou envoyez-nous les bonnes feuilles, nous serions intéressés d'y jeter un oeil !



(1) Annie-Cohen Solal et Cristelle Terroni, La valeur de l'art contemporain, Presses universitaires de France.
(2) Les début de l'art contemporain font l'objet de différentes appréciations allant de 1945 aux années 1960.
(3) Le critique Alain Bosquet, dans Combat du 23 juin 1964 cité dans La valeur de l'art contemporain.
(4) Rejoints par la Chine depuis 2012.
(5) La valeur de l'art contemporain décompose l'ensemble de manière bien plus détaillée. Ici sont extraits les traits essentiels.


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